SNCF. LES NANTIS.
Durant les grèves de ce printemps 2018, beaucoup ont qualifié < Les Cheminots > de nantis.
Dans de telles circonstances, les paroles de colère sont reprises à l’unisson. On Critique et insulte parfois en parfaite méconnaissance de la réalité, c’est très regrettable, parce que cela conforte des décisions catastrophiques.
Je tiens à transcrire ici cet excellent article de Mr DANIEL-ROPS, tiré du document 80 ans de SNCF,
Avec pour titre : L’homme et le rail.
Toutes celles et ceux qui ont pensé que les cheminots l’étaient, pour ceux qui pensent que voyages de la famille sont des avantages, pourront méditer.
ARTICLE.
Le chemin de fer n’est pas uniquement un moyen de transport, un instrument technique : c’est aussi, et c’est d’abord des hommes.
Les cheminots ne sont pas des hommes comme les autres, des travailleurs comme les autres.
Ceux d’entre eux qui se trouvent engagés dans leurs tâches proprement techniques sont cependant tout à fait différends des ouvriers d’usine, si hautement qualifiés que l’on les choisisse ; ceux d’entre eux qui travaillent dans les bureaux, par la plume et le papier, sont également différents des fonctionnaires dont ils ont cependant les apparences. Tous portent une marque spéciale, dont ils mesurent eux-mêmes l’originalité ; on pourrait dire même qu’ils la cultivent, et ce n’est pas par hasard si du directeur général au dernier des agents
( agent, mot significatif , agere, l’homme qui <<fait>>), lorsque l’on leur demande d’indiquer leur profession, ils répondent : cheminot.
A quoi tient cette spécificité de l’homme du rail ? A rien d’autre qu’aux conditions mêmes où il exerce son métier. Trois données paraissent fondamentales. Et d’abord la plus décisive de toutes, la responsabilité. A tous les degrés de la hiérarchie ferroviaire, il est très peu de postes ou d’emplois qui n’imposent pas à l’homme une responsabilité plénière, devant laquelle il est seul. La chose est flagrante pour certains. Le mécanicien de rapide qui mène dans la nuit à cent à l’heure une locomotive ou une motrice de trois ou quatre mille chevaux attelée à un train de quinze voitures, tient entre ses mains la destinée de centaines de voyageurs que sa tâche a valeur d’exemple : on parle de lui comme un modèle. Mais le
<< dispatcher >> qui, dans sa cabine, sans cesse harcelé par les indications qu’il reçoit, suit la marche des trains sur les graphiques et doit instantanément transmettre en cas de besoin l’ordre nécessaire, n’est pas beaucoup moins affronté à des exigences identiques. Et il en est de même de tant d’autres métiers du rail ! De l’aiguilleur, de qui, nul n’ignore, dépend la sauvegarde de milliers d’êtres, et de l’humble garde-barrières, dont on sait qu’une seconde d’inattention peut être fatale, voire du simple manœuvre qui << souffle >> du gravier dans le ballast ou vérifie l’état des rails…
Tout homme du rail à son poste est étroitement solidaire de quantité d’autres, et il doit leur faire confiance, et il leur fait effectivement confiance. Le mécanicien, sur sa plate-forme, fait confiance à l’aiguilleur qui dirigera son convoi sur la voie prévue, au régulateur qui, à cent kilomètres de là, veille sur sa marche, à la garde-barrières qui lui évitera de trouver devant lui une automobile égarée, et même aux modestes cantonniers qui auront vérifié qu’aucun morceau de rail qu’il parcourt n’est brisé. Cette interdépendance est la base même de ce sentiment de communauté- on dit aussi d’amitié – qui s’observe si fort chez les cheminots.
Responsabilité, sens de la communauté, ces deux éléments sont étroitement associés à un troisième, qu’on pourrait désigner comme la fidélité ou, si l’on préfère, le sens de la tradition. Ces deux impératifs moraux se sont affirmés depuis les origines du chemin de fer et n’ont pas eu à évoluer. Ils sont, ils ont été, comme la loi du Sinaï pour le peuple élu. Et ils ne changeront pas, même quand les progrès techniques auront profondément modifié les conditions de l’exploitation. Même quand tout ce qui, dans le chemin de fer, peut-être automatisé, l’aura été, et quand il n’y aura plus que de petites équipes d’hommes hautement qualifiés pour veiller et parer aux défaillances des engins, ces hommes-là, ne se sentiront pas moins responsables et solidaires les uns des autres. […] Rien ne me paraît plus injuste, ni d’une certaine façon plus odieux, que le quidam qui juge le cheminot sur les retraites qu’il touche et sur les voyages gratuits dont bénéficie sa famille. Ces hommes du rail tels que je les ai connus, ce n’était certes pas pour leurs intérêts personnels qu’ils se donnaient au métier qui était le leur ! C’était tout bonnement pour obéir à ce qu’il faut bien appeler leur devoir mais qui, pour chacun d’eux, n’était qu’une expression de leur vocation personnelle.
Raoul Dautry n’était pas différent de ces hommes, lui qui, parti de leurs rangs, était arrivé à les commander tous. Il y avait, on le sait, une << légende Dautry >>, qui était sortie même du milieu des cheminots et que le grand public avait connue : son nom était devenu symbole d’activité précise, d’efficacité sans bluff, de sens social et de fermeté. Cet homme petit, solide, dont le physique même avait quelque chose très accordé à sa profession, était profondément, avait profondément voulu être un homme de métier ; il suffit, pour s’en convaincre, de relire l’admirable livre, intitulé précisément Métier d’homme (<< Présences >>, Plon), où il n’a désiré mettre que des documents issus de son expérience professionnelle même … il le connaissait dans le moindre de ses rouages, comme quelqu’un qui a mis la main à la pâte et serait capable, le cas échéant, de l’y mettre derechef. Mais il en avait aussi profondément médité les principes moraux, les données spirituelles. C’est par Raoul Dautry que j’ai compris tout ce qu’il y a d’intelligence, de grandeur, de vertus nécessaires et de passion dans cette tâche qui, en apparence, consiste tout bonnement à faire arriver à l’heure, sans encombres ; des trains de voyageurs, et à transporter au meilleur prix du charbon ou des œufs : j’ai compris en l’écoutant, en le regardant, ce qu’est vraiment un cheminot.
Année 1962.
Je crois fermement que cet article mérite la méditation de tous.
Mais principalement de tous ceux qui critiquent les agissements dans toutes les corporations qui ne sont pas les leurs, alors qu’ils ignorent tout, des contraintes qui font le quotidien de chacun.
Cet esprit, je le connais bien, mais il existe en d’autres dimensions dans d’autres corporations qui ne pourraient fonctionner en l’absence du comportement évoqué par cet auteur.
Je souhaiterai, que vous partagiez largement cet article afin que soit reconnue la valeur de tous ceux qui favorisent notre vie quotidienne. Merci
BAYARD